1968 : Le mouvement du 22 Mars

Publié: 22 mars 2008 par luttennord dans Infos

Source :  http://increvablesanarchistes.org/articles/1968/68_22mars.htm

LE MOUVEMENT DU 22 MARS
Interview de Jean-Pierre Duteuil pour Radio Libertaire (Mai 1988)
 

Jean-Pierre Duteuil, l’un des instigateurs du Mouvement du 22 Mars à l’université de Nanterre.
Alors militant à Noir et Rouge et à la tendance syndicale révolutionnaire fédéraliste de l’U.N.E.F.,
il reste vingt ans après, toujours libertaire.


Lorsque arriva 1968, j’étais étudiant à Nanterre, j’avais 24 ans et politiquement j’étais au groupe anarchiste de Nanterre et à la revue Noir et Rouge.

Radio libertaire :Comment expliques-tu cela : que tu sois déjà organisé politiquement ?
J’avais vécu la fin de la guerre d’Algérie au lycée en participant -à la base-aux derniers mois du Front universitaire antifasciste. J’étais mauvais élève, je n’ai pas eu le bac et je suis parti en Italie où j’ai rencontré des anarchistes italiens. Je me sentais libertaire, mais je connaissais assez mal le mouvement libertaire français.
En revenant d’Italie, j’ai fait philo au lycée de Nanterre et en lisant le Monde libertaire, j’ai lu une annonce d’une liaison d’étudiants anarchistes qui appelait à une réunion. J’y suis allé : il y avait là une dizaine de personnes dont un gars de Nanterre et on se posait le problème de comment avoir une intervention libertaire sur la fac de Nanterre.
C’est ainsi que nous, les deux de Nanterre, qui ne faisions partie ni de la F.A., ni de Noir et Rouge, ni de l’U.G.A.C. (Union des groupes anarchistes communistes) on a décidé avec quelques autres de faire un groupe anarchiste, qui a adhéré à la F.A., sur la fac de Nanterre.
On était le groupe anarchiste de Nanterre. A partir de ce moment là, on a eu une action spécifique sur la fac.

R L : Quel était votre type d’intervention ?
Strictement syndical dans un premier temps.
On s’est retrouvé dans l’U.N.E.F., dans la tendance minoritaire et on était minoritaires dans la tendance minoritaire ! On devenait minoritaires partout, c’était insupportable !
On bataillait contre les trotskystes dans cette tendance. On travaillait en particulier sur le contenu des cours. En 1966, on a quitté la tendance pour faire, à l’intérieur de l’U.N.E.F. une tendance syndicale révolutionnaire fédéraliste pour marquer la différence avec les trotskystes.
Très vite, c’est devenu une sorte de groupe politique, au sens large, qui regroupait une trentaine de personnes et qui prenait des initiatives. Par ailleurs, le groupe anarchiste de la fac de Nanterre, très lié à Noir et Rouge, à une époque où la F.A. ne reconnaissait pas la lutte des classes, a quitté la F.A. au congrès de Bordeaux de 1966.
On a continué en tant que groupe anar sur Nanterre, mais un certain nombre d’entre nous sont rentrés à Noir et Rouge.

R L : Et sinon, l’ambiance de Nanterre, c’était comment ?
Nanterre, c’était une nouvelle fac avec 1 000 étudiants seulement.
Les gens se connaissaient. C’était une faculté sans environnement urbain : pas de bistrot, pas de cinoche, rien du tout. En plus, cette faculté était située dans une banlieue ouvrière avec un bidonville juste à côté de la cité universitaire qui ouvrira quelques mois après.
La chance de Nanterre, c’est que c’est pas suffisamment sinistre pour laminer les gens, mais c’est pas non plus suffisamment bien pour que les gens s’en contentent. Il y a donc, pour survivre, une absolue nécessité de créer des rapports sociaux, des échanges, des espaces de vie.
Cela a favorisé le rapprochement entre les anarchistes et l’extrême gauche. Cela a favorisé les échanges entre le bidonville et la cité-U : on va manger des brochettes avec les Arabes ; quand les mômes ou les nanas se font bastonner par leurs mecs, ils sont planqués dans la cité universitaire.
Juifs et Arabes s’engueulent sur le conflit des Six Jours, mais c’est un melting-pot fabuleux qui compose une communauté nanterroise que l’on retrouvera 20 ans après. Ce sentiment d’appartenance joue aussi sur les groupes politiques et sur l’U.N.E.F., dont le local est avant tout un lieu de rencontres où l’on se retrouve si on n’a pas envie d’aller en cours… parce qu’il n’y a rien d’autre, il n’y a pas d’autre endroit. Et ça, ça explique en partie le Mouvement du 22 Mars.

affi68_univec.jpg affiches des Beaux arts

R L : Est-ce que tu penses que l’un des événements importants de cette époque est l’envahissement du bâtiment des filles, comme on l’a dit souvent ?
C’est un événement capital, oui.
Je suis assez d’accord. Le 20 mars 1967 au soir, il fait beau. A la sortie d’une séance du ciné-club, quelqu’un dit :  » Si on occupait le bâtiment des filles ? « … et tout le monde y va.
Le lendemain matin, les flics arrivent. C’est un événement complètement spontané qui est survenu complètement en dehors des groupes politiques. C’est pas une initiative réfléchie comme l’occupation qui aura lieu un an après.
Les gens qui ont fait ça sont politisés, mais pas dans les groupes politiques. Je pense que l’ambiance de la cité-U., avec les fascistes d’Occident qui débarquent de temps à autre et contre lesquels Juifs et Arabes se retrouvent pour lutter, a joué un rôle.
Le travail préparatoire, ça pourrait être les tracts que nous avions diffusés sur la sexualité, dont une étude plus spécifique de Reich. La J.C.R. travaillait aussi sur ce terrain-là. C’était dans l’air du temps. On peut donc dire que l’occupation du bâtiment des filles est liée idéologiquement et culturellement à cette ambiance, niais elle n’est programmée en aucune manière.

R L : Est-ce qu’ensuite vous avez consciemment dirigé vos activités vers ces, gens-là, non organisés, qui avaient occupé le bâtiment des filles ?
C’est difficile de savoir, vingt ans après, si c’était conscient ou pas.
Deux mois avant, nous, les gens de la tendance syndicale révolutionnaire fédéraliste de l’U.N.E.F., on s’était emparé du bureau de l’U.N.E.F. et on avait convoqué une réunion publique contre les examens : on montrait cri quoi les examens, où l’on interdisait de copier, etc., étaient générateurs de névroses sexuelles…
Pour nous, c’était une provocation, mais quand on convoque la réunion dans un amphi : 150 à 200 personnes viennent ! On était complètement stupéfaits !
On voit alors que nos formes d’interventions et le contenu de ce qu’on dit touchent un certain nombre de gens. On voit aussi que la tendance révolutionnaire fédéraliste attire des gens car elle ne fonctionne pas suivant le schéma classique d’un groupe politique, ou suivant une tendance syndicale.
Cela préfigure un peu le Mouvement du 22 Mars.
On se réunit chaque semaine à la même heure, entre midi et deux heures. Il y a entre 10 et 40 personnes qui passent. C’est le vrai bordel. On se met d’accord sur un type d’intervention, et des sous-groupes se forment pour les réaliser. Il y a une énorme participation des femmes, elles sont majoritaires, elles ne parlent pas publiquement à la tribune, mais elles interviennent dans les réunions, rédigent les tracts, etc., et cela représente une rupture extraordinaire avec le passé.
Tout cela se passe dans un bordel pas possible, avec l’angoisse des  » organisés  » -dont moi-, qui ont peur que les choses ne se fassent pas. Et puis, finalement, ça se t’ait plus ou moins.

R L : Et les autres organisations, comment voient-elles celle période-là ?
Très mal, bien que les rapports affectifs nuancent un peu les choses. Certes ils rigolent de nos initiatives. Celles-ci peuvent consister à prendre l’ascenseur des profs, à ne pas payer au resto-U., ou, le jour de la mort de Che Guevarra, à nous mettre à genoux en criant  » Che-Che-Che Guevarra  » … jusqu’à des plaquettes super-sérieuses sur le contenu de l’enseignement et la sociologie.
On est des séducteurs. On se dit qu’on est moins organisés mais qu’on est plus marrants.
On drague, on fait des boums, on parle de sexualité.
Les gens nous vivent comme plus sympas. La différence avec les autres groupes, c’est aussi qu’on est plus autonomes : on bosse, on a une vie plu,  » adulte « . Les autres vivent souvent encore chez leurs parents.

R L : Et toi, là-dedans, tu l’y sens bien ?
Ah oui, pas mal… ça va ! En 1967-1968, des événements plus médiatiques, liés à notre tendance, surviennent. A la suite de l’occupation du bâtiment des filles, 29 étudiants sont menacés de sanctions. A la fin de l’année scolaire 1967, un prof de sociologie reçoit l’ordre des autorités universitaires de ne pas recevoir dans ses cours tel ou tel étudiant qui aurait été sur la liste des 29, la fameuse liste noire.
Il nous le fait savoir et on mène une campagne là-dessus.
L’affaire rebondit quand, à la rentrée 1967, on apprend que Dany (Cohn-Bendit) est transféré de Nanterre à ailleurs. Une grande grève démarre alors, regroupant 10 000 à 12 000 étudiants, pendant laquelle les étudiants style cathos de gauche vont jouer un rôle important.
Cette grève va mettre en rapport des tas de gens de tous bords. Les anars interviennent contre le corporatisme, contre les listes noires et contre le contrôle de l’assiduité obligatoire.
Après cette grève de novembre 1967, Dany est « maintenu » à Nanterre, mais il reçoit peu après une demande d’expulsion du territoire. En même temps, deux gars proches des situationnistes sont convoqués devant le conseil et menacés d’expulsion de la cité universitaire. Les anars décident alors de faire une manifestation politique à l’intérieur de la fac avec distribution de tracts, etc.
Le doyen appelle alors la police.

R L : Comment expliques-tu l’inquiétude de l’administration universitaire à ce moment-là et sa volonté d’éliminer les  » éléments  » dont elle pense qu’ils sont responsables de cette situation  » explosive  » ?
Le doyen de Nanterre, en tant qu’ancien résistant, est plutôt considéré comme quelqu’un de libéral. D’autre part, Nanterre étant une fac expérimentale, les gens qui y travaillent sont plutôt novateurs. Mais nous, on s’en fout. Les profs sont des profs, point. A l’époque, le monde universitaire vit toujours au Moyen Age.
Par exemple : une vieille franchise datant du Moyen Age interdit aux flics de pénétrer dans la fac.
Il y a des tas de choses très faciles à transgresser : il était interdit de poser des affiches aux murs par exemple. Donc le pouvoir universitaire est complètement décontenancé par ce qui arrive.
Il se sent vachement faible. Il n’a pas les moyens de négociation ou d’intégration de ces  » violations  » répétées des interdits. il fait donc appel à la force.
Nous, c’est quelque chose qu’on a relativement bien perçu : notre stratégie, c’était de provoquer l’autorité pour qu’elle se manifeste. On avait donc prévu l’intervention des flics. Quand ils arrivent, ils se font hâcher la gueule et repartent. C’était quand même la première fois depuis Pétain que des flics pénétraient dans une fac.
Pour un ancien résistant, ça la foutait mal. Pour nous, c’était bonnard !
A partir de là, le corps enseignant a éclaté : ils furent incapables de prendre une position commune.
Ils s’engueulaient. Le pouvoir était paralysé.

68affi_crsss.jpg les affiches de Mai 68

R L : Et après, vous continuez comment ?
On travaille surtout sur la critique du contenu de l’enseignement. On sort un texte qui s’appelle Pourquoi des sociologues ? qui a beaucoup de succès et qui est tout de suite discuté dans les T.D. Vient alors l’idée du boycottage des examens et le refus de passer les partiels. Ça, c’est porté par les libertaires. Il y a d’autre part tout ce qui tourne autour de l’anti-impérialisme, les manifs contre la guerre du Vietnam, l’arrestation de Langlade de la J.C.R. On occupe alors le bâtiment administratif de la fac. Tout ça, c’est connu.

R L : Justement, comment se comporte la J.C.R. ?
Sur Nanterre, ce qui est fondamental, c’est le binôme J.C. R.-libertaires, mais dans la J.C.R., il y a des gens qui ne peuvent pas nous saquer. D’autres nous trouvent sympas.
Au moment de l’arrestation de Langlade et de l’occupation du bâtiment administratif, le 22 mars, la J.C.R. n’est pas là. Ils ont une réunion de cercle qu’ils décident de ne pas annuler, sauf quatre personnes : trois filles et un mec.
Les trois filles vont quitter la J.C.R. dans les jours suivants, ce qui provoque un conflit dans la J.C.R. de la région parisienne : la tendance trotsko-désirante adhère au 22 Mars, la tendance Weber-Hocquengheim s’oppose complètement à l’occupation. Krivine dit qu’il faut attendre et voir…
De toute façon, la base de la J.C.R. est quand même dans le mouvement. Elle y restera jusqu’au 10 mai 1968, au moment de la fermeture de la fac de Nanterre.
Quand le Mouvement du 22 Mars va « émigrer » sur Paris, être rejoint par des gens comme July et devenir une véritable structure politique, il y aura contradiction entre la J.C.R. et cette structure politique, et ceux de la J.C.R. qui étaient dans le mouvement décident de partir pour s’investir dans les comités d’action. Ce en quoi, personnellement, je les approuve, bien que ce soient des trotskystes…

R L : Comment avez-vous vécu les événements du quartier Latin, est-ce que cela vous paraissait étranger à ce que vous viviez à Nanterre ?
Des affrontements avec la police avaient déjà eu lieu lors de manifs contre la guerre du Vietnam par exemple, mais ce qui nous a surpris surtout, c’était le nombre, l’ampleur des manifestations de 1968.

R L : Quand avez-vous décidé de quitter Nanterre ?
On n’a pas décidé du tout !
Le soir du 2 mai 1968, la fac de Nanterre est fermée.
Or, sept personnes doivent passer en conseil de discipline, comme on ne peut pas faire de meeting à Nanterre, on en fait un dans la cour de la Sorbonne. La fac de Nanterre est fermée, mais pas la cité universitaire. Le débat central qui traverse le 22 Mars, c’est de savoir s’il faut rester à Paris ou rentrer à Nanterre.
C’est un débat important car le devenir du 22 Mars s’explique par le fait que c’est un mouvement qui est devenu parisien. C’est l’illustration de la manière dont un groupe qui naît localement avec des rapports de racines et d’appartenance importants, avec des pratiques démocratiques spécifiques se retrouve projeté à Paris sur une scène politique qu’il n’avait pas envisagée avec des gens nouveaux (July et les autres) qui nous expliquent combien c’est important ce qu’on fait, etc. (!).
A partir du 10, 15 mai, les Nanterrois deviennent minoritaires dans le Mouvement du 22 Mars.
Dany, moi et un autre copain, on se tire à Saint-Nazaire à partir du 10 mai.
De Saint-Nazaire, Dany est expédié en Allemagne. Il ne remettra plus les pieds en France avant longtemps. En Mai 68, en fait, Dany n’est pas là.

R L : Et pourquoi partez-vous à Saint-Nazaire ?
Ben… parce que c’est les vacances…
Non, parce qu’on retrouve des gens là-bas, des anarcho-syndicalistes et puis parce qu’on en a plein le cul de la presse, du phénomène de leadership de Dany, on est dépassés. Disons qu’en gros, politiquement, on n’assume pas, on n’a plus rien sur quoi se reposer, le mouvement anar nous paraît complètement en dehors du coup.
Comme on a dit partout qu’il ne fallait pas de chefs, on laisse les gens se démerder et on s’en va. Non, on n’assume vraiment pas.

R L : Quels rapports avez-vous avec tous les gens qui arrivent de partout dans  » Mai 68 « , comment percevais-tu ce qui se passait dans les usines ?
Moi, je suis revenu à Paris le 20 mai. Le Mouvement du 22 Mars était devenu un énorme truc politico-affectif sans aucune caractéristique de Nanterre où des gens comme Guattari ou July avaient pris beaucoup de pouvoir.
Les discussions tournent autour de la question :  » Comment le 22 Mars doit-il intervenir ?
Quel thème choisir pour la manif suivante, etc., est-ce qu’il faut créer un grand mouvement révolutionnaire, etc. ?  » , mais on n’a pas d’interventions concrètes sur les quartiers, sauf les copains qui sont restés à Nanterre. Malgré tout, il y a de plus en plus de monde qui vient au 22 Mars, pas seulement des étudiants, mais des ouvriers, des marginaux.
Ils viennent à cause de l’image du  » 22 Mars « , à cause de ce qu’il représente de radicalité, de rupture, mais aussi à cause de sa convivialité. Tous ces gens-là ne veulent plus retourner dans leur usine. Il y a donc une contradiction entre l’idéologie  » ouvriériste  » qu’on a tous dans la tête et ces gens qui viennent sans avoir l’intention de retourner dans leur boîte pour distribuer des tracts et organiser des comités de grève.
Ils veulent vivre autre chose.
Il y a donc une grosse difficulté d’articulation entre ces gens-là du 22 Mars et la lutte dans les boîtes. Quand le lien se fait, c’est avec des gens qui n’ont pas quitté l’usine, grâce aux comités de quartier, aux coordinations, etc.
Mais les ouvriers qui viennent au 22 Mars vivent à un rythme tellement différents – avec des assemblées générales où tout le monde peut prendre la parole, on se couche à 5 h du matin, etc. – que des ruptures avec la famille surviennent, certains divorcent en trois jours, c’est le foutoir !
Donc, retourner à la section syndicale à 8 heures du matin pour batailler avec la C.G.T. pour savoir comment on occupe, etc., ne correspond plus à la réalité vécue dans le Mouvement du 22 Mars. C’est pour cela que les interventions du 22 Mars dans les usines en grève sont réduites, et c’est pour cela que fin juin, Geismar, July et les autres décident, après Flins, de faire la Gauche prolétarienne.

R L : Est-ce qu’on peut dire qu’à ce moment-là le Mouvement du 22 Mars se dissout ?
Ben oui. Il est dissous d’abord par le pouvoir puisque moi et six autres disParaissons sous le coup d’un mandat d’arrêt. Je me planque pendant dix jour Donc, tu vois, moi, en mai, j’ai été dix jours à Saint-Nazaire et dix jours planque !
Le Mouvement du 22 Mars est un peu à la dérive. Un jour de juin, il convoque une manif au Luxembourg et on se retrouve à quarante, alors qu on avait l’habitude d’avoir 50 000 personnes chaque fois qu’on appelait à quelque chose ! On décide alors de finir dans la fête, on fait une grande fête à Nanterre, on mime 68 avec charge de C.R.S. et tout, et tout… on disparaît dans un super happening, et Geismar, au fond de l’amphi, blême, décide de fonder la Gauche prolétarienne.

R L : Comment voyais-tu à l’époque tous ces gens auxquels on a ensuite donné beaucoup d’importance ?
A l’époque, je les voyais très bien. Ils me fascinaient un peu.
J’ai même vécu avec eux pendant un mois en voyant moins mes anciens copains. Même si je savais que Geismar était un bureaucrate, secrétaire du S.N.E.S.U.P., en même temps, c’était Mai 68, on était proches les uns des autres, on faisait la fête ensemble. Sur le moment, je n’ai rien vu, et puis je me planque juste à ce moment-là. Je me retire à Saint-Nazaire après la dissolution du 22 Mars, puis à l’île de Sein avec une copine dont je suis amoureux ça se passe bien. Y’a pas beaucoup de masses populaires pour m’emmerder et je retrouve plus ou moins ma famille d’origine : les anars.

R L : Tu reviens à Nanterre après ?
Oui, je reste à Nanterre l’année d’après. Je milite dans le Comité d’action des enquêteurs ou le soutien aux marginaux avec Guattari. En fait, je vais de moins en moins à la fac. A Nanterre, il y a d’énormes discussions sur la réforme de l’enseignement.
Il y a une répression incroyable. Des gens sautent des fenêtres pour échapper à la matraque.
Le pouvoir se militarise et se renforce. Les anars disparaissent complètement.

 pho68_chapelle.jpgLes murs ont la parole (photos)

R L : Comment vis-tu cette période, juste après Mai 68, est-ce que c’est une période de recul pour toi ou est-ce qu’un certain nombre de choses Continuent ?
Je l’analyse maintenant comme une période de recul, mais sur le moment je ne suis pas du tout déprimé. Dans la mesure où je n’ai jamais l’ait de la révolution un grand mythe, je me dis :  » Bon, j’ai encore 30 ans à vivre alors je continue…  »
Dès le mois de juin, avec les anars, on essaie d’organiser le rapatriement d’étrangers qui ont été expulsés, pour faire une conférence de presse publique avec la C.N.T. Ça a été un bide complet ! J’ai donc fait l’année scolaire après 1968. Je suis resté quelques années en région parisienne, et ensuite je suis parti en province avec des copains.
On cherchait une grande maison pour vivre ensemble et l’aire des enfants. l’as à cause du retour à la terre -j’étais totalement contre- mais parce qu’on n’avait pas de ronds et qu’en province c’était moins cher.

R L : Ça ne correspond pas à une rupture pour toi ?
Non, la rupture est survenue plutôt après. La communauté s’est cassée la gueule.
J’ai pas de boulot. Je donne quelques cours à Dauphine, et là je commence à voir l’évolution des gens -dont des proches comme ma copine- qui commencent à vouloir passer leur thèse, etc.,
et moi là-dedans j’apparais un peu comme un zombi dont on commence à se moquer.
A cette époque, je vais de plus en plus souvent au Pays basque pour des raisons affectives, et un jour je décide de ne pas reprendre le train pour Paris. Là, c’est la rupture.

R L : Sinon, comment vois-tu l’itinéraire des gens comme July et les autres ?
Moi, pour écrire mon livre (1), j’ai retrouvé 60 à 100 personnes sur les 142 qui ont occupé la lac.
Ils n’ont pas du tout l’itinéraire d’intégration qu’on veut leur prêter.
Tout ceci est absolument faux.
Dire que les gens de 68 se sont intégrés, c’est occulter complètement les 10 millions de grévistes qui, quand même, dans l’ensemble, ne sont pas… ministres ! Et parmi les étudiants, c’est la même chose. Il y avait encore, en plein Mai 68, des étudiants qui passaient leurs examens, faut pas rêver, ils n’étaient pas tous dans le mouvement.
Donc, parmi la génération 68, on a pris des leaders pour montrer qu’ils étaient devenus ceci, cela, alors que la plupart des gens de 68 – militants ou pas – sont devenus ce que deviennent les gens en général. Par exemple, parmi la tendance anarchiste, le grade le plus élevé, c’est instit ! La dérive du pouvoir a touché en fait les gens qui étaient déjà comme ça. Ils ont du pouvoir avant Mai 68, avec tout ce qui tourne autour de la guerre d’Algérie, ils en ont pendant 68, ils en auront après. C’est pas pour eux un changement fondamental. Ils crachent aujourd’hui sur l’idéologie tout en disant qu’il faut être « en phase » … être en phase par rapport à quoi, si ce n’est pas par rapport à une idéologie !
Ce qu’il faut savoir, c’est que le seul pays où l’on ne fête pas Mai 68, c’est la France.
En Italie, en Angleterre, il y a des tas de colloques, conférences, tous les journaux en parlent. Moi, qui ne suis pas connu, on me sollicite pour aller en Italie, en Espagne.
En France, on ne me demande rien.
Tout ce qu’on arrive à dire en France, sur mai 68, c’est que ça a changé les rapports entre les femmes et les hommes et entre les parents et les enfants.
En fait, si tu parles réellement de Mai 68 en France, t’es forcé de parler de la guerre d’Algérie. Si tu parles de la guerre d’Algérie, t’es forcé de parler de la Kanaky.
Il y a en ce moment, en France, 500 prisonniers politiques si tu n’oublies pas les Corses, les Basques, les Guadeloupéens, les Canaques.
Et puis quand même, 10 millions de grévistes en 68, hein
!

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